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Une éthique fonctionnelle

DISPLAY et U panels. Produits acoustiques et PET recyclé pour la marque belgo-allemande ARMAND.SOLUTIONS
COMMERCE 46. Nouveaux espaces flex office en écologie circulaires pour la Commission Européenne, Bruxelles.
DOCK. Collection de chaises ergonomiques sans mousse pour la société portugaise FAMO.
Rénovation des Maisons d’artistes de l’Isola Comacina, Lac de Côme (IT).
Rénovation des Maisons d’artistes de l’Isola Comacina, Lac de Côme (IT). Mobilier original conçu par Alain Berteau.
Ecole Communale de Lauzelle, Louvain-La-Neuve (BE), © Lode Saïdane.
SIGN. Robinets en laiton massif pour la marque belge RVB.

    À première vue, Alain Berteau n’a rien du designer star. Pas de posture flamboyante, pas d’objets tapageurs destinés à séduire l’œil au premier regard. Et pourtant, ce Bruxellois né en 1971 est devenu, au fil des années, l’une des voix les plus respectées du design belge contemporain. Son credo ? Un design pragmatique, durable, toujours au service de l’usage.

    Architecte diplômé de La Cambre en 1995, Berteau bifurquera très vite vers le design industriel. « Un objet doit avant tout être logique », aime-t-il rappeler. En 2002, il fonde son studio, Alain Berteau Designworks, véritable laboratoire où s’entrecroisent mobilier, produits, aménagements intérieurs et architecture. Il y forge une approche globale, où le dessin d’une lampe peut dialoguer avec la stratégie d’une marque ou la conception d’un espace.

    Le grand public le découvre en 2006, lorsqu’il est élu Designer de l’année à la Biennale Interieur de Courtrai. Ce titre, qui inaugurait alors une longue série de récompenses, consacre un travail déjà remarqué par les professionnels. Le mitigeur Slide, imaginé pour le fabricant belge RVB, incarne cette reconnaissance : un objet simple, mais qui bouleverse les habitudes d’usage et résume parfaitement sa philosophie.

    Depuis, Berteau n’a cessé de multiplier les projets et les collaborations, avec des marques de meubles telles que BULO en Belgique, FAMO au Portugal ou ALEA en Italie. Pionnier des assises écologiques et de l’acoustique circulaire, ses solutions constituent la base de catalogues comme WeDesignSilence ou Armand.Solutions. Des créations couronnées de prix prestigieux, du Red Dot à l’iF Design Award, et dont plusieurs ont intégré les collections permanentes de musées.

    Mais Berteau est loin de se limiter aux objets. On lui doit notamment la rénovation des résidences belges de l’Isola Comacina, sur le lac de Côme, un projet architectural et culturel dont il assurera aussi la curation pendant quelques années. Et parce qu’il croit au rôle de transmission, il enseigne depuis vingt ans, d’abord à La Cambre, puis au CAD (College of Art and Design).

    Dans un monde du design parfois dominé par l’image et l’effet de mode, Alain Berteau avance avec une rigueur discrète. Ses pièces ne cherchent pas l’attention immédiate mais séduisent par leur justesse, leur pertinence et leur intelligence. Peut-être est-ce là, justement, la marque des grands : concevoir non pas pour briller, mais pour durer. Rencontre. 

    Comment votre agence s’inscrit-elle dans le paysage du design contemporain ?

    Le bureau est à la croisée entre l’architecture d’intérieur et le design. Le dernier bâtiment public que j’ai conçu, en association avec le bureau Atlante, était l’école communale de Lauzelle, qui est à ma connaissance le premier bâtiment bio-climatique passif de Louvain-la-Neuve. Nous concevons encore régulièrement de l’architecture privée, mais le point commun de toutes mes activités est probablement cette écologie intégrée, innovante, on pourrait même dire non-décroissante. Il ne s’agit pas de principes abstraits, c’est au contraire très pragmatique et concret.

    Par exemple pour Armand.Solutions nous avons développé une gamme de solutions acoustiques entièrement réalisés en feutrine issue des filières locales de recyclage de bouteilles en plastique (PET). Ces produits sont réalisés dans une usine allemande voisine pour un prix tout à fait abordable. C’est une belle aventure industrielle qui se concrétise pleinement aujourd’hui., un vrai partenariat de développement, qui a débuté il y a 20 ans par une intuition sur des possibles nouvelles applications  d’un matériau alors utilisé comme filtre pour air-co. Les objets ainsi créés sont recyclables à l’infini. Je pense profondément que c’est une des seules solutions pertinentes pour l’avenir du design : des produits mono-matériau impliquant moins d’assemblages et de transformations, pouvant être réalisés partout dans le monde, pour un marché local, sans transport inutiles.

    Comment les aspects circulaires s’incluent-ils dans vos créations ?

    En plus de mes activités avec l’agence et celles de professeur et de directeur créatif, je suis devenu récemment directeur du design du Val du Geer, une Entreprise de Travail Adapté (ETA) qui procure aux personnes souffrant d’un handicap la possibilité d'avoir une activité rémunérée dignement, et un statut social actif. On y fait notamment du mobilier et de l’acoustique écologique (ndlr : par exemple les produits de la marque WeDesignSilence/ABV). Du vrai bon design fabriqué avec des matériaux recyclés, adapté pour une production en économie sociale.

    Le design c’est de l’architecture à petite échelle, et en série, les enjeux écologiques sont souvent similaires. J’essaie par exemple d’éviter et de remplacer le plus possible les mousses PU, très polluantes et difficilement recyclables, et que l’on utilise pourtant abondamment dans l’architecture dite « passive ». J’ai commencé à travailler en partenariat avec une société française qui recycle les mégots de cigarette, avec très peu d’énergie, pour un faire des matériaux acoustiques et des composants de mobilier. Par ailleurs nos robinets dessinés pour RVB, une marque belge dont la fabrication se fait à Bruxelles, sont entièrement en laiton recyclé et recyclable à l’infini. Ils sont même disponibles en version naturelle non traitée, qui va se patiner en s’auto-protégeant. Ces cas pratiques d’écologie intégrée et appliquée sont pour moi infiniment plus importants que les postures conceptuelles ou les expressions personnelles prétendument artistiques faites «sur le thème de l’écologie». Notre approche n’est pas symbolique, et elle n’est pas que culturelle, elle est socio-économique : on essaie de recréer et d’alimenter tout un écosystème d’entreprise. On développe des produits durables et performants, fabriqués autant que possible localement et de façon vertueuse.

    Souhaitez-vous marquer une différence avec ce que l’on peut trouver aujourd’hui ?

    Ma démarche en design cherche à éviter de produire des gadgets. Le recyclage et l’écologie sont des  enjeux trop importants pour être associés à des bricolages amusants, du « brol » comme on dit à Bruxelles. En Belgique j’ai souvent le sentiment d’être une sorte de neurochirurgien exigeant, en total décalage avec toutes une série chamanes et magnétiseurs sympathiques mais au fond essentiellement narcissiques, qui prétendent faire le même métier.

    Le « design arty » soit-disant écologique que l’on doit subir est généralement une sorte de loisir créatif divertissant qui aurait renoncé par paresse ou par incompétence aux enjeux fonctionnels, qui aurait renoncer à vouloir apporter une solution à un problème, ce qui le rend assez insignifiant. Si au moins il avait l’ambition d’être un artisanat de qualité, la démonstration d’une technique remarquable, ou un art contemporain instruit et décisif …

    Ce regard critique s’adresse-t-il à certains confrères designers ?

    Chacun fait ce qu’il veut, et surtout chacun fait ce qu’il peut. Mais je constate depuis quelques années que la pratique, les médias et désormais l’enseignement, sont quelque peu encombrés par ces pratiques parallèles qui s’auto-proclament « design-art » et qui se sont développées avec la crise des galeries d‘art contemporain. Ce n’est bien sûr pas du design, et probablement pas de l’art, mais je trouve contre-productif d’être confondu  avec ces pratiques auto-promues qui se vantent de « s’affranchir ou dépasser les notions de fonctionnalités » ?  Il faut reconnaître que ces impostures se déploient avec un certain panache. De qui se moque t-on ? Que faire d’une médecine qui s’affranchirait de la notion de guérison ou d’une cuisine qui ne s’abaisserait plus à être comestible.

    Alors désolé, c’est probablement mon ADN d’architecte fonctionnaliste un peu germanique qui m’empêche parfois de rester patient ou bienveillant face à un tel niveau de vacuité, mais je trouve tout simplement triste de renoncer précisément à ce qui fait la beauté et la complexité de nos disciplines.

    Dans nos pratiques, lorsque le contexte, le budget et l’ergonomie ont été solutionné, la partie esthétique résultante ne constitue que les 10 derniers pourcents du processus, (couleurs, formes finales, …), c’est la partie facile. L’architecte-designer n’est jamais totalement libre, ses compétences et sa créativité sont forcément au service de quelque chose qui dépasse l’expression libre de la sculpture ou d’autres disciplines. L’architecte ou le designer pourra difficilement évacuer les contextes fonctionnels et socio-économiques sans être insuffisant, incomplet, sans être frappé d’insignifiance. L’analogie du design avec la médecine est finalement la plus probante, en ce que chacune des disciplines cherchent à trouver des solutions adaptées qui puissent profiter au plus grand nombre. Cette responsabilité est magnifique, c’est une recherche de pertinence. Faut-il vraiment rappeler au public que notre art est aussi une science ?

    Et concernant votre activité de designer d’espace, d’architecte d’intérieur ?

    Je cherche souvent à objectiver l’espace au maximum. Dans un aménagement de bureau par exemple, je cherche à répondre à ce que représente notre relation au travail aujourd’hui. C’est un domaine qui évolue à grande vitesse, servant presque de baromètre au monde économique et social. Il y a aussi une précarité au travail, dans des environnements de plus en plus impersonnels, un confort discutable. Mais on ne peut pas refaire ses bureaux tous les deux ans. Alors il faut se demander ce qui peut motiver une personne à revenir au bureau. On doit lui fournir un lieu avec une identité, un confort indiscutable, ergonomique et acoustique, à plusieurs échelles, pour le travail individuel et collectif, local ou en visio. Et on essaye de le faire avec des matériaux et des équipements durables et une main d’oeuvre locale. Les open-space et les flex-hybrid offices ont achevés de précariser et de rendre impersonnels les espaces de travail. C’est notre responsabilité de les rendre à nouveau agréables, durables, rassurants, signifiants … et magnifiques.

    Où placez-vous la part esthétique dans vos conceptions ?

    Si la forme suit forcément la fonction, la forme peut aussi être elle-même une fonction à part entière. Rappelons-nous que la grande majorité des ornements dans l’histoire de l’architecture furent développés ou apparurent de façon organique pour remplir un rôle de cache-misère : une moulure autorisant une dilatation, une articulation, un raccord, un détail masquant ou célébrant la jonction entre deux éléments, etc …

    Par exemple en ce moment nous développons une nouvelle collection d‘assises pour ALEA, une grande marque italienne, que je ne peux hélas pas encore totalement dévoiler. Ces designs sont très ambitieux et tellement pratiques qu’ils redéfinissent un peu ce que l’on peut faire avec des meubles. Cependant l’allure générale de la chaise reste relativement classique, une allure que l’on a voulu juste assez familière, malgré le niveau d’innovation ergonomique et fonctionnelle, pour permettre à la chaise d’être aussi à l’aise à la maison, au bureau, en salle de réunion, dans un restaurant, etc …

    Dans ce sens, la forme est aussi une fonction, car son apparente familiarité facilite une forme de transition vers une nouvelle modernité accueillante, elle rend acceptable ce niveau d’innovation, cette flexibilité et cette écologie un peu extrême. En architecture il n’est pas rare de voir ce genre d’approche dans le travail de gens tels que Foster ou surtout Piano.

    Comment voyez-vous aujourd’hui les principes environnementaux appliqués à l’architecture ?

    Les solutions actuelles ne sont que normatives, donc on ne parle plus d’architecture. L’orientation, les dépassements de toiture, l’inertie thermique, le choix approprié des matériaux, un rôle actif des habitants dans la gestion de la ventilation et des ouvertures permettrait en grande partie de se passer de ce que ces normes imposent. La construction de bâtiments devenus des ‘thermos’ conditionnés et sur-isolés est l’expression même de cette complexité administrative inopérante. Elle rend encore plus difficile la possibilité pour l’architecte d’apporter une valeur ajoutée. Malgré tout, j’ai la naïveté de croire que la crise écologique combinée à la crise économique sera salutaire, et forcera un retour vers plus de simplicité normative. Je le vois déjà en matière de design, où l’on ne peut plus se permettre des pièces trop complexes si l’on veut rester dans un prix abordable et conserver une fabrication locale. Un retour à des conceptions bioclimatiques est indispensable en architecture si l’on veut véritablement avoir un impact écologique et sortir de ce ‘green-washing’ polluant qui ne fait que multiplier les techniques et les intervenants, y compris pour ce qui concerne la maintenance.

    J’aimerais un jour rencontrer les nouveaux ‘Le Corbusier’ de l’ère bioclimatique, ceux qui vont nous aider à craquer le code et renverser la table. Il s’agit de faire en architecture ce que nous et quelques autres font en design, il faut imaginer une architecture aussi vertueuse que pertinente, non une architecture, comme on le constate généralement, dont on voit d’abord qu’elle répond à des normes ou à des clichés esthétiques avant de percevoir quelques résidus d’architecture.

    Vous souvenez-vous du jeune architecte que vous avez été ?

    J’ai bien sûr été ce jeune architecte en colère, déformé par les architectes de papier, déjà à l’époque, incommodé par les passéistes qui voulaient sauver la ville européenne de la modernité, agacé par les besogneux cyniques qui ont tartinés les villes de leur post-modernité vulgaire. Mais l’âge permet de se rendre compte que la querelle esthétique entre les anciens et les modernes est vaine et ne constitue qu’une pellicule en surface. Les postures de jeunesse ne passent pas le cap de la maturité, les véritables enjeux sont ailleurs. Qu’elle soit moderne ou classique, c’est la structure urbaine des bâtiments qui importe. Il faut que la typologie et les volumes soient adéquats dans le paysage et le tissu urbain, en plus évidemment du confort et de la durabilité. Les erreurs urbanistiques et typologiques, qu’elles soient modernes, post-modernes, high-tech ou classiques, restent des erreurs urbanistiques.

    Un jour, on n’aura pas le choix, il faudra sortir l’architecture de son purgatoire administratif et pseudo-sociologique, il faudra simplifier, réduire et donc objectiver toutes ces règles pour pouvoir retrouver des pratiques saines et efficaces.

    — 8 Octobre 2025 —

    Alain Berteau